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Les pointes, prolongement du corps du danseur

Retrouvez tous les épisodes de la série « Une chaussure, une danse » ici.
Sa bibliothèque est rose satin. Elle se compose de dizaines de chaussons de pointes soigneusement empilées. L’ensemble dégage une harmonie apaisante combinant ordre, travail et beauté. Il reflète la sérénité de la loge au Palais Garnier de Dorothée Gilbert, 40 ans, étoile irradiante de l’Opéra national de Paris. Pieds nus, elle nous accueille assise en tailleur au ras du sol pour mieux détailler avec enthousiasme son outil quotidien. « Il y a environ 110 paires qui attendent, déclare-t-elle. Je fais des réserves, mais elles s’épuisent vite. »
Ecouter parler Dorothée Gilbert des pointes est un pur régal, tant elle en domine la micro-inflexion textile et technique. Tout aussi magnétique, sa façon de les manipuler, de les tordre avec l’évidence et la dextérité d’une longue fréquentation intime. « A mes débuts, à 9 ans, ce n’était pas facile, et j’ai souffert, mais j’avais tellement hâte de les porter, s’exclame-t-elle. Je me suis vite habituée et, maintenant, c’est le fait de les conserver pour de longues répétitions qui est fatigant, sinon tout va bien ! »
Ces chaussons si étranges apparaissent dans le premier quart du XIXe siècle. Se tenir debout « jusqu’au bout des orteils va s’opérer progressivement, précise l’historienne Sylvie Jacq-Mioche. C’est une position conquise sur l’anatomie et la pesanteur que le classique va formaliser. » Elle énumère quelques personnalités qui ont concouru à la métamorphose des chaussons. « Autour de 1813, [la danseuse] Geneviève Gosselin a laissé pressentir cette révolution technique mais, décédée prématurément, elle n’a pu l’imposer. Lorsque, en 1832, Marie Taglioni interprète La Sylphide, premier ballet romantique, elle monte fugacement sur les pointes. Et, antérieurement, c’est un homme, Antoine Pitrot, qui y avait acquis une certaine célébrité. » L’historienne rappelle d’ailleurs que, dès la fin du XVIIIe siècle, « pousser le tendu du pied jusqu’à la pointe était dans la droite ligne de l’idéal esthétique de la danse tant pour les hommes que pour les femmes ».
Du point de vue de la forme et des matériaux, les pointes, selon Geisha Fontaine, chorégraphe et pédagogue, chercheuse, autrice du livre Les 100 Mots de la danse (Que sais-je ?, 2018), ont beaucoup changé. « Les premières étaient souples, renforcées par des points de couture aux orteils, décrit-elle. Impossible de rester longtemps dessus, car le pied n’était pas tenu. D’où l’idée d’une semelle plus rigide, à la fin du XIXe siècle, avec une boîte constituée de couches de tissu à l’extrémité. » C’est Anna Pavlova (1881-1931) qui innove avec la semelle en cuir et qui durcit parallèlement le bout, se rapprochant des modèles d’aujourd’hui. « Il est moins conique depuis quelque temps, note Mme Fontaine. Ce qui permet davantage de stabilité. »
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